Un homme à la peau bronzée par nature était allongé sur le béton dur et froid d’un sous-sol. Il rêvait de pétales de roses – celles qui, rouges comme la Passion, font vibrer les amants…
- Alors, Hoppie ? On s’est endormi ?…
Les pétales se transformèrent en quelque chose de mouillé, comme quand il était petit et qu’il découvrait au réveil que maman allait le gronder si elle apprenait qu’il avait encore fait pipi au lit. Mais il n’eut pas le temps de se revoir à cinq ans. Une douleur aiguë au côté droit le percuta de plein fouet ; il eut l’horrible sensation que son cœur manqua un battement, que ses poumons ne reprendraient plus jamais leur souffle ; et il consentit à ouvrir les yeux sur son propre sang. La face agglutinée sur le béton rouge et humide, il était paralysé, incapable de focaliser son esprit sur la réalité glaciale et écœurante qui lui faisait face. Pendant une fraction de seconde, il se demanda : où sont passés les pétales ? Ils ne peuvent pas avoir disparu comme ça…
- Alors, comme ça, on fait dodo ?
La voix lui était vaguement familière. Grave, pure, méprisante et gelée, elle renvoyait toujours à l’image d’un être obscur.
- Désolé de t’avoir réveillé si brutalement. Mais je préfère quand tu es conscient.
À peine ces derniers mots furent-ils chuchotés à son oreille qu’il fut soulevé par les épaules et mis à genoux. Légèrement penché en avant, il était prêt à recevoir d’autres coups.
- Tu es vraiment mignon avec tes petits pansements.
Hope leva la tête.
- Tu ne dis rien ?
Il baissa les yeux vers le sol.
- Je vois. Pas un petit merci, ni même un sourire. Quelle ingratitude ! Mais bon, tant pis. Après tout…je ne te garde pas ici pour que tu causes.
Une main chaude et éclatante de propreté vint cajoler son visage endolori par les plaies. Il redressa la tête et décocha un regard qu’il voulait mortifiant à l’homme qui le dominait de sa hauteur et dont il ne connaissait que le nom : Raven. Un beau gosse aussi propre sur lui, et qui s’était présenté comme un client banal ? Hope aurait dû se méfier…
- Non, non…ne baisse pas la tête. Voilà, comme ça…j’aime bien voir tes yeux…
Raven plongea son regard dans celui de son prisonnier, dont le visage était encadré par de longs cheveux frisés et dégoulinants d’hémoglobine.
- Tu es à vomir ! Tu devrais te laver, et pas avec ça !
Raven eut un petit rire moqueur en indiquant la mare rougeâtre, en partie coagulée, qui s’étalait tout autour de son détenu. Comme réponse, Hope détourna les yeux vers le miroir, dont il ne saisissait toujours pas l’utilité dans un tel endroit. Après tout, une armoire remplie d’ustensiles comme des fouets ou des couteaux, un évier pour les laver après usage ou une table de travail pour déposer vêtements de rechange ou repas pour la journée, ça restait assez logique. Mais un miroir ?…
- Tu es vraiment excitant.
Coupé au milieu de sa réflexion, Hope dirigea ses yeux vers ceux de son tortionnaire.
- S’il vous plaît…
Le corps tremblant, les yeux suppliant, les lèvres gardant enfouie une requête inutile, Hope regarda Raven se déshabiller, le vit passer à côté de lui pour s’agenouiller derrière son dos, et le sentit se presser contre son corps déjà meurtri tant de fois – sans bouger, sans mot dire.
Hope n’observa pas les minutes s’écouler – que cela dura quelques secondes ou plusieurs heures, qu’importe ? D’ailleurs, était-il enfermé dans cette cave depuis des jours, des mois ou des années ? Faire le compte dans son esprit l’obligeait à se remémorer tout ce qu’il ne voulait qu’oublier. À quoi bon vouloir que cela durât moins longtemps que la veille ? Autant attendre passivement – le résultat serait le même.
Et pourtant…comment détacher son esprit de son corps quand une main ardente et délicate vient s’insinuer dans tous les recoins de sa peau ensanglantée ? Comment ignorer la pression exercée sur ses blessures languissantes de douleur lorsque des mouvements réguliers et détestables ne cessent de rappeler la présence d’un intrus immonde tout près, trop près de soi ? Comment se retenir de geindre pitoyablement quand l’orgasme brûlant d’autrui résonne à ses oreilles ?…
Après avoir reboutonné son jeans, Brian Raven se dirigea vers son miroir, abandonnant derrière lui sa victime essoufflée. D’un regard satisfait, il contemplait le corps légèrement amaigri de son latino tout en retirant sa chemise maculée de sang. Regrettait-il les fois où, mû par un instinct de survie absurde, Hope Angeles se débattait, criait, grognait comme une bête coincée dans un piège à loups ? Peut-être. En tout cas, il était sûr d’une chose : l’apathie dont sa victime faisait preuve ces derniers temps l’énervait au plus haut point.
- Tu me déçois beaucoup, Hope.
Brian soupira.
- Je fais le ménage partout (d’un geste circulaire, il embrassa la salle) ; et toi, tu t’obstines à pourrir dans ta crasse. Je fais la cuisine – même si je ne suis pas un très bon chef ; et toi, tu refuses d’avaler quoi que ce soit. Je vais finir par être obligé de te transfuser.
Brian boutonna la chemise propre qu’il venait d’enfiler puis se retourna.
- On croirait presque que tu es toujours sous les effets du succinylcholine que je ne t’ai plus administré depuis…un bon moment déjà.
De vagues souvenirs ankylosés par le temps refirent leur apparition et Hope tenta de les faire disparaître en changeant de position – en vain, car ses côtes cassées l’obligeaient à rester allongé sur sa couche exécrable. Il se remémora les premiers jours de sa captivité : Raven (c’est ainsi que son ravisseur s’était présenté – maintenant, il se demandait si c’était véritablement son nom) lui faisait des piqûres fréquentes ayant pour effet de le maintenir dans une immobilité artificielle contre laquelle il ne pouvait lutter – ses yeux refusaient de cligner – tous ses muscles étaient en stand-by – même ses poumons ne pouvaient recevoir l’oxygène qui lui était vital sans l’aide d’un respirateur. Ainsi Raven lui fermait-il et lui rouvrait-il les yeux de temps à autre ; le déplaçait-il comme s’il eût été sa poupée Barbie ; menaçait-il parfois de le « désintuber » sous le coup de la colère…
Brian se planta juste devant la tête de Hope.
- Tu es indolent, aujourd’hui, je trouve. Je crois que je vais jouer avec toi…
Il saisit la masse de cheveux bouclés d’une main ferme et releva la tête de son prisonnier avant de lui envoyer un coup de poing fracassant. Hope alla atterrir un mètre plus loin, puis se mit à gémir et à cracher de la salive rougeâtre sur le béton glacé, couvert de sang caillé.
Brian soupira.
Lorsque Hope reprit enfin connaissance, le gardien se lavait les mains. À vrai dire, il ne pouvait pas vérifier si les clapotis qui parvenaient à ses oreilles étaient bien dus à cette obsession pour la propreté, ayant la joue gauche collée contre le ciment et le regard tourné vers le mauvais côté de la salle : le mur opposé à celui du miroir – le lieu où il avait abandonné toute volonté.
Ce pan du mur était muni de deux paires de menottes – une pour les poignets, une pour les chevilles – qui pendaient au bout de chaînes noircies par les éclaboussures. C’est jusqu’à cet endroit-là que Raven l’avait traîné après avoir arrêté les injections de l’agent paralysant. C’est là que le sadisme de Raven s’était révélé sous son plus sombre jour. C’est là que Hope s’était époumoné jusqu’à perdre tout espoir – là qu’on lui avait enseigné que « dans un sous-sol, personne n’est sympathique » – là qu’il avait été dressé au maniement de sa souffrance – là qu’on l’avait obligé à se repentir de son péché de luxure.
Si seulement il avait su jusqu’où la prostitution le conduirait.
Brian revint se poster devant le piteux visage du latino qui, par sa posture affligeante, engendrait répulsion et désir, avant de s’accroupir, une lame de rasoir bien effilée brillant dans la main.
- Parfois, je me demande…
Hope se mordit la lèvre inférieure : il savait ce que son tortionnaire lui préparait sans même le voir manier sa prochaine arme.
- …si tu le fais exprès. Je veux dire : me mécontenter. T’arrive-t-il de penser à moi, de temps en temps ? Non. Jamais. C’est toujours toi, et uniquement toi, qui importes. C’est lassant, vois-tu ?
Brian l’attrapa par l’épaule et le retourna comme une crêpe, avant d’exposer la fine lame à ses yeux. Malgré l’éclairage de la pièce, plutôt faiblard, le délicat morceau de métal gardait tous ses attraits.
- Tu vois, oui ou merde ?
Brian fit pivoter la lame entre ses doigts, admirant l’air contrit que son détenu était loin de vouloir dissimuler. Puis il s’installa par-dessus l’abdomen de Hope et se mit à tracer des sillons rouge vif le long de ses pectoraux, appréciant les geignements lubriques qui semblaient en sortir. Effaçant le surplus de sang d’un coup de mouchoir, il calmait son mécontentement au fur à mesure que ses dessins prenaient forme, à l’instar d’un malade mental qui reprend contrôle sur lui-même en répétant une gestuelle systématique.
- Arrêtez… !
- Tiens ? Tu te décides à réagir, à présent ?
Hope essaya de se débattre, mais Raven le mit hors d’état de nuire en une fraction de seconde.
- Ah ! C’est étrange. Pendant un instant, j’ai cru retrouver mon petit Hoppie. Dommage qu’il se soit éclipsé aussi vite.
Brian se releva, envoya un coup de pied dans les côtes de Hope, et se retira auprès du miroir – le seul qui semblait vouloir le regarder, le seul qui s’intéressait à lui.
- Aujourd’hui, c’est Noël, Hope. Le savais-tu ? Non, bien sûr que non. Comment le saurais-tu ?… Et, bien que tu n’ais pas été très sage à mon goût, j’ai quand même décidé de te faire un petit cadeau. Quelque chose que tu apprécieras sûrement. Qu’en penses-tu, dis-moi ?
Hope remua dans sa flaque de sang séché.
- Je vois. Tu t’en fiches. Tant pis.
***
- Lève-toi.
Hope n’en avait pas la force, ni la volonté.
- J’ai dit : lève-toi ! Tout de suite !
Mais il n’avait pas non plus la force, et encore moins la volonté de résister à un ordre, ce qui rendait son comportement paradoxal : toujours apathique, jamais inactif. Il participait à son sort sans avoir à utiliser son libre-arbitre. Car on l’avait privé de sa liberté sans son consentement. C’était d’ailleurs l’un des motifs pour lesquels il allait finir par accepter d’être incarcéré pour toujours dans cette cellule : quand on n’a pas choisi d’être la victime, toute la responsabilité revient au bourreau. Si Hope devait subir ce calvaire tous les jours depuis on-ne-sait-plus combien de temps, c’était à cause de Raven. S’il ne pouvait plus discuter avec ces compagnons de trottoir, ni revoir les quelques membres de sa famille qui ne l’avaient pas renié, c’était encore à cause de Raven. Toute la faute revenait à Raven, son tortionnaire, celui qui lui avait arraché les quelques raisons de vivre qu’il lui restait avant de les remplacer par une seule autre raison : celle de vivre par défaut.
Vivre par défaut ? Quelle drôle d’expression.
Hope se leva et claudiqua vers le lit que Brian venait d’installer pour lui. Au passage, il reposa les yeux sur son reflet. Ce dernier lui renvoyait une réplique sereine de lui-même. Placide, flegmatique presque, il envisageait l’inconcevable éventualité que peut-être, un jour, il en serait réduit à approuver cette situation. Acquiescer à l’Inadmissible pouvait-il faire de lui le complice de son propre martyre ?… Enfin, il alla toiser Brian qui, agréablement allongé sur le matelas, lui faisait signe de s’installer à côté de lui, ce qu’il accepta de faire sans réfléchir.
- Alors ?… Qu’en penses-tu ? N’est-ce pas une merveilleuse idée ? Un lit douillet où tu pourras te reposer confortablement.
- Mouais…sûrement…
- C’est fou comme tu as l’air enthousiaste !
Brian se mit sur son séant. Hope évita son regard.
- Je vois. Tu préfères retourner dans ta boue sanguinolente, où je n’hésiterai pas jouer avec toi…
- Non, s’il vous pl…
- Ah ? Tu ne veux plus, finalement ? Intéressant. Tu as fini par comprendre que les bains de sang n’ont aucun effet sur le bien-être de ta peau. Tu es donc intelligent en fin de comptes ?
- …Apparemment…
Pour la première fois, Brian lui sourit.
- Bien. Maintenant que tu as "ouvert" ton cadeau, c’est à mon tour d’avoir le mien. Tu es d’accord ?
Hope haussa les épaules. Brian se pencha vers lui et releva une de ses mèches de cheveux visqueuses pour mieux le regarder.
- Il faut que tu dises que tu es d’accord, sinon ça ne marche pas.
Hope soupira, puis daigna diriger son regard vers lui.
- D’accord.
- Bien. Maintenant, embrasse-moi.
En d’autres circonstances, Hope aurait vraisemblablement opposé son refus catégorique à une demande aussi farfelue, à une requête aussi saugrenue, à un souhait si incongru et grotesque. Plutôt que de cela, il se contenta de secouer la tête.
- Tu as dit que tu étais d’accord. Tu ne peux pas revenir aussi facilement sur ta parole, tu sais…
C’est étrange comme il est facile de voler la personnalité d’autrui ; de détruire toute sa volonté ; d’atomiser sa conscience ; de pulvériser sa vie intérieure. Pas besoin d’être un génie ; un petit côté dominateur suffit. Brian Raven sentait que Hope allait bientôt lâcher prise. Petit à petit. Il le voyait déjà se livrer à lui ; dire adieux à ses dernières intentions, même celle de s’enfuir. Car, depuis le début, il l’avait privé de la possibilité de retrouver sa liberté. L’infime espoir qui avait peut-être subsisté, s’était volatilisé avec le temps et les coups. C’était en ceci que consistait tout son Art : non plus anéantir un être humain, non plus en faire sa chose, son animal de compagnie ; mais le pousser au-delà de ses propres limites de l’Inacceptable et le voir opter lui-même pour le pire, qui, dans sa nouvelle conception du monde, s’est transformé en moindre mal. Créer un être mi-humain, mi-animal, en quelque sorte. À la différence près qu’ici, la manœuvre pseudo-scientifique perd toute sa valeur intellectuelle pour ne conserver que le plaisir égoïste et pervers d’observer la déchéance du sujet : un gay qui se prostituait pour survivre finissait par s’enchaîner à ses propres malheurs.
- Alors ? tu es prêt maintenant ?
Hope s’obstinait à scruter le sol, où des petites gouttes de sang ressemblaient étrangement à des pétales.
- Si tu m’embrasses, tu auras droit à un bain. En-haut. Si tu vois ce que je veux dire.
- Vous n’me laisserez jamais partir.
- Non, en effet. Ravi de voir que tu as enfin compris ça.
Brian patienta.
- Très bien.
- De quoi ?
- D’accord. Je suis d’accord.
- C’est très sage de ta part, Hoppie.
- Juste une question d’abord. Raven, c’est vraiment vot’ nom ?
- Oui.
- Et vot’ prénom ? C’est quoi ?
- Brian.
Hope acquiesça par réflexe.
- Okay…
Il se pencha avec circonspection vers Brian.
Mues par une impulsion qui mêlait appréhension et besoin, leurs bouches se rencontrèrent pour la première fois. Le parfum de grande marque de l’un s’associa aux senteurs poisseuses de l’autre, comme si leurs effluves s’enfuyaient de leurs corps pour se réfugier avec fougue dans cette passion naissante. Leurs respirations s’accordèrent pour établir une harmonie exceptionnelle, presque inouïe. Formant une union qu’ils n’imaginaient pas possible, leurs corps s’immiscèrent l’un dans l’autre. Leurs lèvres, liées par une puissance prodigieuse, ne pouvaient plus concevoir la séparation. Elles souhaitaient rester attachées pour toujours, ne plus jamais être divisées. Ce contact, inédit dans sa volupté, se prolongea une éternité. Car rien ne pouvait interrompre cette rencontre. Rien n’aurait pu suspendre cette entrevue.
Quelques mètres plus loin, le miroir se demandait encore s’il avait affaire à un nouvel exemple du syndrome de Stockholm ou pas.
1 commentaire:
Waou je me demande où tu vas chercher toutes ces histoires! J'adore vraiment, je suis admirative c'est super bien écrit et l'histoire est captivante!
Bisous
"Lindefrau"
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