I
Quand je croise un clodo qui joue du violon dans la rue, savez-vous ce que je fais ? Je sors un billet de ma poche et le lui montre – avant de très poliment lui demander d’arrêter de jouer. L’expression ahurie sur son visage me fait sourire – ainsi que sa désolation en touchant le billet : le prix à payer pour me faire plaisir…
Suis-je sadique ? peut-être ! En tout cas, qu’il joue mal ou non, ça m’est égal. Le geste reste le même. Je m’en fiche si mon geste le poussera au suicide plus tard. Sur le moment, je trouve mon geste sublime – et c’est ça le plus important.
Mes amis disent que je n’ai pas de cœur ; c’est possible… En tout cas, ce n’est pas ça qui m’arrêtera. Pourquoi ? Mais voyons ! vous le savez aussi bien que moi : avoir un cœur n’aide pas à survivre dans ce monde impitoyable – bien au contraire ! C’est souvent notre propre sensibilité qui nous détruit en premier – avant même qu’on connaisse la méchanceté d’autrui. Alors faites comme moi ! Soyez cruel, soyez barbare ! Acceptez d’être impitoyable à votre tour et n’attendez pas que les autres le soient avant vous…de peur d’être éliminé de la carte.
***
Mes journées, je les cadence à coups de ‘phrases qui tuent’. Étant plus jeune, je critiquais la tenue de mes copines en disant :
‘Je n’enfilerais même pas ça à mon chien !’
Avec le temps, j’ai su me faire plus…innovante. Quand les passants rigolent de mon caniche, je leur lance :
‘Lui, au moins, il est allé chez le coiffeur dernièrement !’
Et leur air idiot me fait rire aux éclats. Mon concierge étant un obsédé sexuel avéré, j’aime à me promener en mini-jupe dans le couloir quand vient l’heure de faire sa ronde. Je me dis qu’avoir une érection tous les soirs alors qu’on est moche et célibataire doit être sacrément frustrant. Ma femme de ménage étant du genre un peu trop curieuse, je me plais à cacher des préservatifs usagés dans les recoins de mon appartement en laissant des petits mots tels que :
‘Sûrement quelque chose qui doit vous manquer…’
Que m’importe si les personnes que je rencontre finiront toutes dans le cabinet d’un psy ! Sur le moment, c’en est presque jouissif.
Oh ! mais attention ! N’allez pas croire que je suis une frustrée – future vieille fille acariâtre. Non, non, mes chers lecteurs. Ma vie sexuelle est au beau fixe. D’ailleurs, j’ai plus de prétendants que mon lit pourrait en supporter. À l’instar des playboys richissimes, je collectionne les conquêtes masculines comme mon père collectionnait les billets de banque et ma mère, les timbres. D’aucuns disent que je dois être lesbienne : explication moins que rationnelle à mon comportement imprévisible. Car, quand je dis que je les collectionne, ces hommes, je ne dis pas que je les garde.
En général, je les jète aussi facilement que des vieilles chaussettes – j’en change aussi simplement que de chemisier. Et puis, parfois me vient l’idée saugrenue de marquer le coup et de les détruire à vie. Le dernier en date eut l’immense joie de goûter à ma méchanceté gratuite en plein milieu d’un orgasme :
‘Surtout, préviens-moi quand tu auras fini d’asticoter ton vers !’
Il en resta scotché – comme une mouche prise au piège dans la colle luisante de mon insouciance. Après la perte de son érection, il se coucha – s’apprêtait à s’endormir quand je le poussai de mon pied gelé :
‘Eh ! tu ne vas quand même pas passé la nuit ici – j’en ai marre de tes ronflements. Allez ! tire-toi !’
‘Tu plaisantes, j’espère !’
‘J’ai l’air de plaisanter peut-être ?’
Et, grâce à mes ongles manucurés, je lui pinçai les fesses avec malveillance. Quelques minutes plus tard, il s’en allait avec ses affaires et mes griffures sur le derrière.
Je n’aime pas les hommes qui s’imposent – et peu m’importe qu’il fût bon au pieu.
***
J’entends déjà une objection : vous ne comprenez pas pourquoi je m’acharne à être si odieuse ? Pourquoi je rythme ma vie de traits d’esprit mesquins dans le seul but de vexer mes congénères ?… Mais pourquoi devrais-je être bienveillante envers tous ces êtres immondes qui prétendent appartenir à mon espèce ? Qu’ai-je à y gagner ? Une place au Paradis ? Eh bien, je la vends au plus offrant, cette place ! Quelqu’un est intéressé ?
II
Aujourd’hui j’ai réussi à me faire admettre au Purgatoire sans le faire exprès. Comme d’habitude, j’avais traversé la rue sans regarder. En général, la voiture finit toujours par s’arrêter en klaxonnant – et moi, je lance toujours un doigt d’honneur sans prendre la peine de jeter un œil au conducteur impatient.
Mais cette fois-ci, le conducteur en question avait obtenu son permis dans un paquet de corn-flakes. Ses réflexes étaient largement à revoir. Et je constate qu’il ne me rejoint pas : soit il s’est bien débrouillé pour survivre à l’accident, soit il a pris un aller simple dans le train express pour l’Enfer. La seconde proposition me plaît beaucoup et j’en rigole à gorge déployée…avant de me décider à faire le tour du propriétaire.
Le Purgatoire est d’un ennui atroce : il n’y a personne. Pas même un hologramme d’ange qui m’expliquerait combien de temps il me reste à passer ici, et pour quelles raisons. Juste des murs blancs matelassés – je me demande encore pourquoi ils ne m’ont pas enfilé la camisole de force (l’accessoire pourtant indispensable dans un lieu pareil). Une prison sans gardien à engueuler – une chambre d’hôpital sans infirmière à martyriser…
Il n’y aurait pas l’inscription Purgatoire au dessus de la porte fermée à double tour que je croirais être en Enfer. Langeweile macht frei. Ouais, sûrement. N’empêche, je devrais considérer cet endroit comme le lieu idéal pour oublier la stupidité des êtres humains – mais, bizarrement, ces derniers me manquent. C’était tellement agréable de m’acharner sur mes congénères…
Oh ! Oh ! mais non, attendez ! Je conçois tout de suite mon rôle dans ce jeu débile : on veut me rendre dingue. Oui, c’est ça ! En me coupant du monde, on désire me voir me vautrer dans mes propres contradictions – mais c’est sans compter sur ma perspicacité, hé ! hé ! On espère me voir perdre la tête…eh bien, non ! Je m’installe tranquillement par terre et j’attends.
Je constate que personne ne pense à m’apporter un peu de nourriture. Bon, à vrai dire, je n’ai pas très faim – l’un des privilèges d’être morte – ça tombe bien : je voulais faire un régime, de toute façon. J’examine mes ongles : l’un s’est cassé lors du magnifique saut périlleux que j’ai réussi juste avant de me fracasser au sol. Et bien sûr, on ne va pas m’apporter de lime non plus. Je soupire.
En même temps, me dis-je, je suis contente d’être morte dans un accident de la circulation. Depuis que j’avais vu Destination Finale 3, j’avais peur de mourir grillée dans un institut de beauté. Vous imaginez ça, vous ? Se faire carboniser dans une cabine à UV ? Quelle horreur !!
Une feuille apparaît au bas de l’unique porte. Tiens ? Un message – un erratum, peut-être. Celui-ci proclame :
Bienvenue au Purgatoire !
Nous avons été contraints de vous envoyer ici pour le moment. En effet, nous souffrons d’un léger manque de place au Paradis. Nous espérons que vous nous excuserez pour la gène occasionnée.
Veuillez agréer nos sentiments les plus distingués,
Saint Pierre et Compagnie.
Quelle connerie !
***
‘Et vous voici enfin parmi nous ! Nous sommes vraiment désolés pour l’attente – d’habitude nous arrivons à gérer…mais là, nous nous sommes retrouvés avec une recrudescence d’âmes – nous ne savions plus où donner de la tête !’
St Pierre me soûle déjà.
‘Vous comprenez, quand Jésus part en vacances, il nous laisse un peu tout sur les bras – c’est pas facile…’
Et je me rends compte que mes préjugés à propos du Paradis étaient fondés : il fait froid même si c’est surpeuplé ; la déco est à vomir – des nuages sur tous les murs, avec des chérubins qui gueulent en réclamant leur biberon ; et puis, tout le monde sourit avec bienveillance à mes sarcasmes. Il me prendrait l’idée de les gifler qu’ils tendraient l’autre joue, ces idiots ! Et l’archange Gabriel qui n’arrête pas de me coller aux talons aiguilles en chantonnant : « Tu t’es cassé un ongle ! Tu t’es cassé un ongle !… » comme si c’était une nouvelle extraordinaire ! – « Va annoncer tes évangiles ailleurs, connard ! » Même les séraphins, que je trouvais super class en arrivant, ne sont en réalité que des prétentieux qui se contentent de lire toute la journée en écoutant du Mozart dans leur i-Pod.
Alors, au bout de 37 heures, 22 minutes et 45 secondes de torture, je me rends dans les quartiers de Saint Pierre et je lui demande de m’envoyer en Enfer.
‘Oh ! mais, comprenez…ça ne fonctionne pas comme ça. Seul Dieu peut autoriser un départ ou une arrivée d’âme…’
‘Très bien ! Comment puis-je obtenir un rendez-vous avec ce crétin soi-disant omniprésent ?’
‘Eh bien, il faut d’abord remplir un formulaire en précisant toutes les informations importantes vous concernant : date et heure de votre mort et de votre admission au Paradis…enfin, vous savez, la procédure habituelle…ainsi que les raisons que vous poussent à nous quitter. Ensuite, vous devez remettre ce formulaire au Séraphin chargé des requêtes spéciales – en ce moment, ce doit être Elias ; ou peut-être Dimitri ? – qui le transmettra à votre Ange Gardien. Ce dernier l’examinera, puis vous convoquera pour un entretien personnel. Si celui-ci se passe bien, votre dossier sera transmis à Jésus (enfin…dès qu’il sera rentré de vacances), qui l’examinera à son tour, avant de l’envoyer à Dieu en personne, qui décidera de votre sort. Voilà !’
‘Dites-moi…’
‘Oui ?’
‘Cela vous plaît-il de me rendre complètement folle avec votre labyrinthe administratif des plus tordus ?!?’
St Pierre me regarde sans comprendre.
‘Montrez-moi la sortie tout de suite – ou je me charge personnellement de transformer cet endroit en véritable enfer !!’
Une bombe ! Il me faut une bombe. De la dynamite. De la poudre à canon. N’importe quoi ! Je dois faire sauter tout ça ! Tout doit exploser. Je vais tout brûler – tout cramer.
Puis, je suis saisie par une illumination : je ne suis pas au Paradis ! Non, non, bien sûr que non. Je suis dans une des nombreuses salles de torture de l’Enfer !! Je lève la tête et je crie à en perdre la voix :
‘Ah ! Ah ! vous avez essayé de m’avoir, bande d’imbéciles ? Mais ça ne marche pas deux fois ! La torture psychologique, j’en suis passée maître ; alors, sortez-moi de là – et plus vite que ça !!’
III
‘Ah ! Il était temps : j’avais commencé à attendre.’
Satan me salue et me félicite : la plupart des mortels ne passent pas la première étape, dit-il. Puis il m’explique que l’Enfer, le Paradis, le Purgatoire, la Réincarnation, etc. ne sont que ses propres inventions – des moyens plus que timbrés pour faire souffrir (lui, il appelle ça ‘tester’) les nouveaux arrivants. D’ailleurs, ajoute-t-il en faisant de grands signes avec les bras, on n’est pas en Enfer ici, mais dans l’Au-delà.
‘Quelle subtilité !… Bon, c’est pour quand le dîner ? Et où est-ce que je pourrais trouver une lime à ongles ?’
Pas de hiérarchie ; pas de démons ; pas de torturants ni de torturés ici. Juste la phrase « Fais ce qu’il te plaît quand tu en as envie » inscrite sur tous les murs. Car ici, tout est possible – des fantasmes sado-masochistes aux rêves de princesse enfermée dans un donjon, en passant par les banquets les plus succulents et les sauts en parachute, tout est à la portée de tout le monde. Pas de limite financière, physique ou temporelle. Il suffit de marquer « Je veux… » sur un bout de papier. Et bien entendu, personne qui en profite ! Je questionne donc un peu au hasard et devinez ce qu’on me répond :
‘Oh ! vous savez…au début, c’est marrant. Et puis, on se lasse très vite…’
‘…d’ailleurs, vous remarquerez que les nouveaux arrivants, on les reconnaît à leur impatience : ils essaient tout, tout de suite – mais ils ne comprennent pas qu’ils vont rester une éternité ici…’
‘Moi, j’ai épuisé les ressources de mon imagination il y a presque un siècle et demi…et vous ne pouvez pas savoir comme je m’ennuie !…’
‘Eh ben, moi, j’ai essayé de redevenir mortel – mais ma famille m’a renié…apparemment, ils se débrouillaient très bien avec mon héritage…’
‘Moi, j’ai trouvé la combine : je me fais copain-copain avec les nouveaux, et je les pousse à se triturer la cervelle pour me trouver de nouvelles activités – ça marche ! Le problème, c’est qu’ils ont tous un peu les mêmes idées…’
Navrant…
***
Mais l’idée de génie a déjà fait son apparition dans mon esprit malicieux. Je prends un papier et un stylo pour écrire :
Je veux prendre la place de Satan.
Je veux être adulée comme une star par tous les habitants de l’Au-delà pendant une éternité.
Je veux que tous ceux qui m’énervent, me désobéissent, me désolent ou me désapprouvent redeviennent mortels.
Je veux qu’il soit impossible à quiconque de me destituer ou de me blesser physiquement ou psychologiquement.
Enfin, je veux avoir à ma disposition tous les chef d’œuvres mondiaux – littéraires, picturaux, artistiques.
Après un long moment d’adaptation et plusieurs renvois d’âmes à la vie, je décide de constituer ma troupe d’élites : des gardes du corps surentraînés qui sauront faire régner l’ordre que je viens d’établir dans mon paradis – my hellish paradise, dirait Nabokov. En plus de quelques inconnus, je vois postuler :
Satan (il aime bien mon audace), Napoléon (toujours prêt pour la baston), Hitler (toujours aussi laid), Lincoln (il ne sait toujours pas comment il est arrivé là), Staline (il espère bien me remplacer), Mao Zedong (il est à deux doigts de se faire renvoyer à la vie), Gengis Khan (toujours aussi taré), Margaret Thatcher (je voulais au moins une femme) et, enfin, surprise de la soirée : Nietzsche qui, il faut l’avouer, n’est pas très compétent en ce qui concerne le maintien de l’ordre, mais qui se révèle être un excellent législateur.
Après deux siècles du Règne de la Sur-Femme (j’ai demandé à Nietzsche de légèrement revoir ses théories), on finit par s’habituer. En fin de comptes, je n’ai pas tant changé les règles.
Tout est toujours à la portée de tout le monde – hormis, bien sûr, la possibilité de me remplacer.
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